mercredi 21 janvier 2009

*Déraison

Par Uri Avnery
19 janvier 2009

Pour Avnery, on ne peut comprendre cette guerre sans prendre en compte son arrière plan historique, qui se traduit par « le sentiment de victimisation né de tout ce qui a été infligé aux juifs à travers l’histoire et la conviction qu’après l’Holocauste nous avons le droit de faire n’importe quoi, absolument n’importe quoi pour nous défendre, sans aucune restriction légale ou morale. » De cette conviction est née, nous dit-il, cette déficience de compassion dont est affligée la société israélienne, la rendant aveugle à la souffrance d’autrui. « Les gens ne sont plus choqués par la vue d’un bébé mutilé, ni par des enfants restés des jours auprès du cadavre de leur mère, parce que l’armée ne leur a pas permis de fuir leur maison détruite. Il semble que plus personne ne s’en soucie. Ni le peuple, ni les soldats, ni les médias, ni les politiques, ni les généraux. » Bien sûr, Israël proclamera sa victoire, conclut-il, mais au bout du compte, un accord devra être signé, dont tout le monde connaît les termes. Car si aucun pays ne peut tolérer d’être la cible de roquettes, aucune population ne peut non plus accepter de vivre sous blocus. Et dans les années qui viennent, cette guerre apparaîtra pour ce qu’elle a été : une pure folie.

Par Uri Avnery, Gush Shalom, 17 janvier 2009

169 ANNEES avant la Guerre de Gaza, Heinrich Heine a écrit un poème prémonitoire de 12 vers, sous le titre “à Edom ». Le poète judéo-allemand parlait de l’Allemagne, ou peut-être de toutes les nations de l’Europe chrétienne. Voici ce qu’il a écrit (dans ma traduction élémentaire) :

“Depuis au moins une centaine d’années / Nous avons un agrément / Tu me permets de respirer / J’accepte ta rage folle// Parfois, quand les jours s’obscurcissent/ Il te prend d’étranges humeurs/ En attendant tu décores tes griffes / Avec le sang qui coule de mes veines // Maintenant notre amitié se raffermit/ Devenant plus forte au fil du jour / Jusqu’à ce que je devienne à mon tour enragé / Comme toi chaque jour d’avantage. »

Le Sionisme, qui est apparu environ 50 ans après l’écriture de ce poème, réalise pleinement cette prophétie. Nous, les Israéliens, sommes devenus une nation comme toutes les nations, et la mémoire de l’Holocauste fait que, de temps en temps, nous nous conduisons comme la pire d’entre elles. Seuls quelques uns d’entre nous connaissent ce poème, mais c’est ce que vit Israël dans son ensemble.

Dans cette guerre, les politiciens et les généraux ont souligné à plusieurs reprises : “Le chef est devenu fou !”, parole au départ lancée par les marchands de légumes du marché, avec comme sens premier : « Le chef est devenu fou et vend les tomates à perte ! » Mais avec le temps, le bon mot est devenu une doctrine meurtrière qui revient dans le discours public : pour dissuader nos ennemis, nous devons nous conduire comme des dingues, nous déchaîner, tuer et détruire sans pitié.

Dans cette guerre, c’est devenu un dogme politique et militaire : Il faut que nous “les” tuions de manière disproportionnée, que nous “en” tuions mille pour dix d’entre “nous”, c’est à cette condition qu’ils comprendront que ça ne vaut pas la peine de nous chercher des noises. Cà sera « marqué au fer rouge dans leur conscience » (une phrase favorite des Israéliens aujourd’hui). Après çà, ils réfléchiront à deux fois avant de nous envoyer une autre roquette Quassam, même en réponse à ce que nous faisons, quoi que nous fassions.

Il est impossible de comprendre ce que cette guerre a de vicieux sans prendre en compte le contexte historique : le sentiment de victime après tout ce qui a été infligé aux Juifs à travers les âges, et la conviction qu’après l’Holocauste, nous avons le droit de faire n’importe quoi, vraiment n’importe quoi, pour nous défendre, sans entraves liées à la loi ou la moralité.

QUAND LE massacre et la destruction de Gaza étaient au summum, il s’est produit dans les lointains Etats-Unis quelque chose qui n’était pas au sujet de la guerre, mais qui lui était lié. Le film israélien « Valse avec Bachir » a reçu des prix prestigieux. Les media l’ont rapporté avec joie et fierté, mais ont fait bien attention de ne pas mentionner le sujet du film. En soi, c’était un phénomène intéressant : saluer le succès d’un film sans parler de son sujet.

Le sujet de ce film étonnant est l’une des plus sombres pages de notre histoire : le massacre de Sabra et Chatila. Pendant la première guerre du Liban, une milice chrétienne libanaise a perpétré, sous la protection de l’armée israélienne, un massacre haineux de centaines de réfugiés palestiniens sans défense pris au piège dans leur camp : des hommes, femmes, enfants et vieillards. Le film décrit ces atrocités avec précision, y compris notre responsabilité dans cette affaire.

Rien de tout cela n’était mentionné dans les nouvelles sur ce prix. A la cérémonie, le metteur en scène n’a pas profité de l’opportunité qu’il avait de protester contre les évènements de Gaza. C’est difficile de dire combien de femmes et d’enfants furent tués alors que cette cérémonie se déroulait - mais il est clair que les massacres de Gaza sont bien pires que ce qui s’est passé en 1982, qui ont motivé 400 000 Israéliens à sortir de chez eux pour manifester spontanément à Tel-Aviv. Aujourd’hui, à peine 10 000 personnes ont manifesté.

Le bureau d’investigation officiel Israélien qui a enquêté sur le massacre de Sabra a conclu que le gouvernement israélien avait une « responsabilité indirecte » pour ces atrocités. Plusieurs officiels et officiers seniors furent suspendus. L’un d’eux était le commandant de la division, Amos Yaron. Aucun des autres accusés, du Ministre de la Défense, Ariel Sharon, au Chef du Personnel, Rafael Eitan, n’eurent un mot de regret, mais Yaron exprima des remords dans un discours à ses officiers, et admit : « Nos susceptibilités n’ont pas été touchées ».

LES SUSCEPTIBILITES TOUCHEES sont tout ce qu’il y a de plus évidentes dans la Guerre de Gaza.

La première guerre du Liban dura 18 ans et plus de 500 de nos soldats y trouvèrent la mort. Ceux qui ont planifié la deuxième guerre du Liban décidèrent d’éviter une guerre aussi longue avec autant de pertes israéliennes. Ils inventèrent le principe du « chef fou » : démolir des quartiers entiers, en dévaster certains, détruire les infrastructures. En 33 jours de guerre, un millier de Libanais, presque tous civils, furent tués - un record déjà battu au 17ème jour de la guerre de Gaza. Pourtant dans cette guerre du Liban, notre armée a souffert de pertes au sol, et de l’opinion publique qui, après avoir soutenu la guerre avec enthousiasme au début, évolua rapidement..

La fumée de la 2ème guerre du Liban plane au dessus de la guerre de Gaza. En Israël tout le monde avait juré en tirer des leçons. Et la leçon principale était : ne pas risquer la vie d’un seul soldat. Une guerre sans pertes humaines (de notre côté). La méthode : utiliser la force de frappe extraordinaire de notre armée pour pulvériser tout ce qui serait sur notre chemin et tuer tout être vivant dans le voisinage. Ne pas tuer seulement les combattants de l’autre bord, mais tout être humain susceptible d’avoir un jour de mauvaises intentions, même s’il s’agit d’un ambulancier, du chauffeur d’un convoi de vivres ou d’un docteur sauvant des vies.

Détruire tout bâtiment d’où l’on pourrait tirer sur nos troupes, même une école pleine de réfugiés, de malades et de blessés. Bombarder et pilonner toutes les zones, les bâtiments, les mosquées, les écoles, les convois de vivres de l’ONU et même les ruines où l’on enterre les morts. Les media passèrent des heures sur la chute d’un missile Quassam sur une maison à Ashkelon, dans laquelle trois résidents furent choqués, et ne daignèrent dire que quelques mots sur les quarante femmes et enfants tués dans une école de l’ONU, d’où “nous étions canardés”, une assertion qui s’est rapidement révélée comme étant un mensonge flagrant.

La puissance de feu était aussi utilisée pour semer la terreur - pilonnant tout de l’hôpital au grand entrepôt d’alimentation de l’ONU, du point stratégique harcelé aux mosquées. Le prétexte standard : « on nous a tiré dessus depuis là”.

Ceci aurait été impossible, même si le pays entier était infecté de susceptibilités touchées. Les gens ne sont plus choqués à la vue d’un bébé mutilé, ni d’enfants laissés des jours avec le cadavre de leurs mères, parce que l’armée ne les laissait pas quitter leur maison écroulée. Il semble que presque tout le monde est indifférent maintenant : des soldats aux pilotes, des gens des media aux politiciens et aux généraux. Une folie morale, dont le premier exemple est Ehud Barak. Mais il peut être surpassé par Tzipi Livni, qui souriait en parlant de ces évènements horribles.

Même Heinrich Heine n’aurait pas imaginé ça.

LES DERNIERS JOURS ont été dominés par “l’effet Obama”.

Nous sommes à bord d’un avion, et soudain une énorme montagne noire apparaît à travers les nuages. C’est la panique dans le cockpit : comment éviter la collision ?

Ceux qui ont planifié la guerre ont étudié le timing avec soin : pendant les vacances, pendant que tout le monde était en vacances, et pendant que le président Bush était encore en poste. Mais ils ont carrément oublié de prendre en considération une date fatidique : l’entrée de Barack Obama à la Maison Blanche mardi prochain.

Cette date fait planer une ombre énorme sur les évènements. L’israélien Barak comprend que si l’américain Barack se fâche, ce serait un désastre. En conclusion, les horreurs de Gaza doivent s’arrêter avant l’investiture. La semaine qui a conditionné toutes les décisions politiques et militaires. Et non pas « le nombre de roquettes », non pas « la victoire », non pas « casser le Hamas ». ALORS AU MOMENT du cessez-le-feu, la question sera : Qui a gagné ?

En Israël, on ne parle que de “l’image de la victoire” - pas de la victoire elle-même, mais de son « image ». C’est essentiel, pour convaincre le public israélien que toute cette affaire valait la peine. Actuellement, les milliers de gens des media, jusqu’au dernier, se sont mobilisés pour dépeindre cette « image ». L’autre bord va bien sûr en dépeindre une autre.

Les leaders israéliens vont se vanter de deux “résultats” : la fin des tirs de roquettes et le bouclage de la frontière Gaza-Egypte (appelée de part et d’autre la « route de Philadelphie »). Résultats douteux : le tir des roquettes Quassam aurait pu être empêché sans une guerre meurtrière, si notre gouvernement avait bien voulu négocier avec le Hamas après leur victoire aux élections palestiniennes. Les tunnels sous la frontière égyptienne n’auraient pas été creusé tout de suite si notre gouvernement n’avait pas imposé un blocus meurtrier à la Bande de Gaza.

Mais le véritable résultat des planificateurs de la guerre, c’est la barbarie extrême de ce plan : les atrocités auront, de leur point de vue, un effet de dissuasion qui va durer longtemps.

De son côté le Hamas va soutenir que sa survie face à la puissante machine de guerre israélienne - un petit David face au géant Goliath - est en soi une immense victoire. Selon les définitions militaires classiques, le vainqueur d’une bataille est l’armée qui reste sur le champ de bataille quand tout est fini. C’est le Hamas qui reste. Le régime du Hamas dans la Bande de Gaza est toujours debout, malgré tous les efforts pour l’éliminer. C’est un résultat significatif.

Le Hamas va aussi mettre en relief que l’armée israélienne n’était pas fanatique à l’idée d’entrer dans les villes Palestiniennes où les combattants du Hamas étaient retranchés. De plus l’armée (israélienne ndlt) a dit au gouvernement que la conquête de la ville de Gaza coûterait la vie d’environ 200 soldats, et aucun politicien ne pouvait en prendre la responsabilité à la veille des élections.

La réalité est que le fait qu’une force de guerilla de quelques milliers d’hommes munis d’armes légères, contre l’une des plus puissantes armées du monde, avec une force de frappe énorme va apparaître à des millions de Palestiniens et autres Arabes, et pas seulement à eux, comme une victoire sans réserves.

Enfin, il y aura un accord qui inclura des évidences. Aucun pays ne peut tolérer que ses habitants soient exposés à des tirs de roquette venant de l’autre côté de la frontière, et aucune population ne peut supporter un blocus choquant. C’est pourquoi 1. le Hamas devra abandonner les tirs de missiles, 2. Israël devra grand ouvrir les passages entre la Bande de Gaza et le monde extérieur, et 3. l’entrée d’armes dans la Bande de Gaza sera arrêtée (dans la mesure du possible), comme le demande Israël. Tout ceci aurait pu avoir lieu sans la guerre, si notre gouvernement n’avait pas boycotté le Hamas.

CEPENDANT, LES pires résultats de cette guerre sont encore invisibles et n’émergeront que dans les années à venir : Israël a donné au monde entier une image déplorable. Des milliards de gens nous ont vus comme un monstre ruisselant de sang. Ils ne verront jamais plus Israël comme un état qui recherche la justice, le progrès et la paix. La Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis prône un « respect décent des opinions de l’humanité ». C’est un sage principe.

Encore pire, l’impact sur les centaines de millions d’Arabes qui nous entourent : non seulement ils vont voir le Hamas comme les héros de la nation arabe, mais ils vont également voir leurs propres régimes sous un œil cru : rampants, ignobles, corrompus et traîtres. La défaite arabe de 1948 a engendré la chute de la plupart des régimes arabes existants, et l’émergence d’une nouvelle génération de leaders nationalistes, avec comme chef de file Gamal Abd-el-Nasser. La guerre de 2009 pourrait amener la chute des régimes arabes actuels et l’émergence d’une nouvelle génération de leaders - des fondamentalistes islamiques qui haïssent Israël et tout l’Occident.

Dans les années qui viennent, on s’apercevra que cette guerre était une pure folie. Le chef est vraiment devenu fou au sens propre du terme.


Publication originale Gush Shalom, taduction Madeleine Chevassus pour Contre Info

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